Livres & Catalogues

2023

Ciels d’Amérique 1801-2001

Cette histoire de l’art des États‑Unis est à la fois évidente et
tout à fait inédite. Évidente parce que les ciels sont omniprésents dans la peinture de paysage du xixe comme dans l’abstraction
du xxe siècle. Inédite parce que leur importance critique n’a encore jamais été prise en considération. Alain Cueff répare ce singulier oubli en envisageant les ciels sous trois aspects majeurs :
enjeux théoriques (par quels moyens restituer une profondeur sans surface ?), théologiques (de quel Dieu sont-ils le séjour ?) et symboliques (quelle est leur puissance figurative propre ?).

Du premier paysage américain révélé par Thomas Cole
à l’ironie du sublime telle qu’elle se manifeste dans les œuvres
d’Ed Ruscha et Jack Goldstein, Ciels d’Amérique 1801‑2001
appréhende dans sa continuité un art mal connu de ce côté de l’Atlantique. Si Alfred Stieglitz, Georgia O’Keeffe, Jackson Pollock, Barnett Newman ou Robert Smithson font partie d’un panthéon familier, Winslow Homer, Albert Ryder, Georges Bellows, Marsden Hartley, Thomas Benton ou Walter De Maria
sont des figures essentielles pour s’affranchir des préjugés
d’une vision étroitement moderniste de l’art des États-Unis.

2012

Edward Hopper, Entractes

Tableau après tableau, Edward Hopper a découvert l’Amérique. Terre déjà conquise et d’apparences familières, ce monde en attente n’avait jamais été vu dans son énigmatique simplicité : rivages déserts, promesses oubliées, rêves et silences continués… Dans ce théâtre équivoque, les acteurs cherchent leur rôle sous une lumière impérieuse, leurs ombres perdues dans les décors. Hopper n’a pas fabriqué ces images: il les a pensées et les a peintes. Simples, immédiates, offertes avec l’évidence d’un souvenir personnel, réalistes et surnaturelles, familières mais lointaines.

Les lieux communs sont hantés, les évidences aveuglées, les mystères creusés dans les certitudes de la vision. Déjà vu ? Oui, mais rien qui y ressemble. Tout est question de perspective : il s’agit de la faire valoir dans sa singularité.

Painting after painting, Edward Hopper discovered America. A land already conquered and familiar in appearance, this world in waiting had never before been seen in its enigmatic simplicity: deserted shores, forgotten promises, dreams and silences continued… In this equivocal theater, the actors seek their roles under an imperious light, their shadows lost in the scenery. Hopper didn’t make these images: he thought them and painted them. Simple, immediate, offered with the evidence of a personal memory, realistic and supernatural, familiar yet distant.

Commonplaces are haunted, the obvious blinded, mysteries dug into the certainties of vision. Déjà vu? Yes, but nothing like it. It’s all a question of perspective: it’s a matter of asserting its singularity.

2009

Warhol à Son image

L’éloge d’Andy Warhol (19281987) que prononce son ami John Richardson éclaire un fait capital et trop souvent passé sous silence : « La connaissance de sa piété secrète change inévitablement notre perception d’un artiste qui a trompé le monde en faisant croire que ses seules obsessions étaient l’argent, la célébrité, le glamour, et qu’il était flegmatique jusqu’à en devenir insensible. Ne prenez jamais Andy à la lettre. L’observateur insensible était en réalité un ange de la mémoire. »

Ange de la mémoire et peintre de la vie moderne, dont l’art entretient des rapports plus étroits avec la tradition byzantine qu’avec l’expressionnisme abstrait, plus stimulants avec Baudelaire qu’avec Truman Capote. Sa culture catholique et byzantine, son déracinement, sa fascination pour la culture « camp », son besoin de réussite, son expérience entre la vie et la mort, son humour, sa passion de l’image, lui ont permis d’accomplir ce que presque personne avant ou après lui n’a voulu croiser dans le même tissu. Le noir et la couleur, le positif et le négatif, l’avers et l’envers des surfaces, l’image et l’icône, le double et le simple, l’impermanent et l’éternité, l’illusion du vrai et le pouvoir des apparences, l’ironie et la grâce…

John Richardson’s eulogy of Andy Warhol (19281987) sheds light on a vital fact that is too often overlooked: “Knowledge of his secret piety inevitably changes our perception of an artist who fooled the world into believing that his only obsessions were money, fame and glamour, and that he was phlegmatic to the point of insensitivity. Never take Andy literally. The insensitive observer was actually an angel of memory.”

An angel of memory and a painter of modern life, whose art has closer ties with the Byzantine tradition than with abstract expressionism, more stimulating with Baudelaire than with Truman Capote. His Catholic and Byzantine culture, his rootlessness, his fascination with “camp” culture, his need to succeed, his experience between life and death, his humor, his passion for the image, enabled him to accomplish what almost no one before or after him wanted to cross in the same fabric.

Black and color, positive and negative, obverse and reverse surfaces, image and icon, double and single, impermanence and eternity, the illusion of truth and the power of appearances, irony and grace…

Le Grand Monde d’Andy Warhol

Dès 1966, Andy Warhol était, sur la scène artistique américaine, une star à la réputation équivoque : « profondément superficiel » comme il le disait lui- même, il était omniprésent dans les galeries, les musées, les salles de cinéma et de concerts rock, dans les magazines et plus tard sur les écrans de télévision. Surface contre surface : c’était la partie que, parfaitement détaché, il jouait jour après jour avec une énergie et une capacité de résistance incroyables. Aux yeux d’un large public, le personnage occultait son art, l’effervescente New York voyait dans la Factory une sorte de club privé sans remarquer à quel point leur hôte était solitaire. Comment soupçonner un secret, comment imaginer le moindre malentendu quand la célébrité impose si facilement sa loi ?

Depuis la rétrospective posthume organisée au Moma en 1989, et présentée à Paris l’année suivante, Warhol est devenu un mythe dont de nombreuses expositions ont exploré les différents aspects. Les dernières années de sa carrière ont été réévaluées, les reconsidérations de ses dessins, films, photographies, éditions, livres, archives ont permis de prendre la mesure d’un corpus inépuisable auquel les Time Capsules, ces boîtes du temps passé, perdu et retrouvé, ajoutent encore de nouveaux éléments. Le mythe et son pouvoir de réverbération restent intacts. Mais, comme s’il s’agissait avant tout de contenir un artiste d’une incroyable prolixité, on a continué de présenter son œuvre comme la quintessence du pop, reflet d’une époque de vaines mutations, dévorée par le spectacle et l’argent, fascinante et ridicule.
Pop… On le sait aujourd’hui si bien, les mots vides de sens ont un rôle irremplaçable que, paradoxe subsidiaire, la complexité du monde semble réclamer. En réalité, l’artiste lui-même n’a jamais fait le moindre crédit à cette notion simpliste tout juste bonne à expédier les affaires courantes. Son œuvre, telle qu’il devient possible de la voir, offre mille démentis aux conclusions hâtives des regards conformistes qui veulent préserver l’immuable structure des livres d’histoire.

À quelques exceptions près, les différentes séries qui ponctuent ses vingt-six années d’activité d’artiste n’ont rien à voir avec l’imagerie populaire ni avec sa sublimation par le « grand art ». Et les portraits, qui constituent la plus importante d’entre elles, conceptuellement et numériquement, sont si insolites dans la production de l’époque, si séduisants et si dérangeants, qu’ils n’ont pas été considérés avec l’attention qu’ils méritent.

Voici trente ans était présentée au Whitney Museum « Andy Warhol, Portraits of the 70’s »: une cinquantaine de diptyques se succédaient en quinconce dans un espace d’une déconcertante sobriété, d’une abstraction pratique. Hostiles ou laudatives, les critiques avaient un point commun : elles considéraient avant tout la dimension sociale et documentaire de ces portraits de commande. Quoi de plus normal : la plupart des modèles alimentaient encore la chronique mondaine et il était pour le moins délicat de les prier de s’écarter du tableau qui les représentait. La crainte d’offenser les individus empêchait de voir l’œuvre dont ils étaient l’occasion. Il y avait un autre obstacle : même si Warhol avait démystifié l’argent en répétant que l’art des affaires était le futur de l’art, le principe de la commande et de sa traduction en dollars posait un élémentaire problème moral à beaucoup d’observateurs. Ne figure pourtant aucun des attributs de la comédie sociale autour de ces visages d’ombre, fragiles et pérennes, séduisants et tragiques, la plupart du temps répétés en deux panneaux ou plus, et qui répondent l’un de l’autre dans une symétrie changeante et vertigineuse, comme pour en éprouver encore la candide humanité mise à nu.

Aujourd’hui, les représentations sociales ne font plus écran aux œuvres : bien des modèles ont disparu, une nouvelle chronique a remplacé l’ancienne et les portraits ont quitté l’espace privé où ils étaient confinés pour être exposés au regard public. Ni les noms ni les anecdotes ne sont perdus (reconnaissez Mao, Ethel Scull, Gianni Agnelli, Kay Fortson, Brigitte Bardot, Julia Warhola, Marlon Brando, Debbie Harry, Lénine – reconnaissez le Christ et le peintre lui-même), mais le déplacement autorise enfin à les considérer d’abord et toujours comme des œuvres de Warhol.

Le temps a rongé les fausses évidences et dissous les préjugés : ces visages plus grands que nature, beaucoup plus grands que l’histoire, apparaissent maintenant dans une nouvelle lumière. En peignant tous ceux qui le lui demandaient, Andy Warhol a donné forme avec une rigueur exemplaire au visage du monde dont l’humanité, au vrai des apparences, est bien plus incertaine que nos miroirs quotidiens le laissent croire.

Réunissant pour la première fois un aussi grand nombre de portraits, exécutés comme en un seul jour entre 1962 et 1986, cette exposition montre comment ils sont structurés en une série (similarités, variations, lignes de fuite…) dont l’ampleur et l’ambition sans précédent s’imposent d’elles-mêmes. Cette galerie de visages, où se reflètent l’incrédulité et la surprise d’exister, inverse le centre de gravité de l’œuvre de Warhol : ce n’est pas celle d’un observateur de la nature morte où l’image est comprise comme un objet, mais celle du peintre de la vie d’un grand monde moderne.

By 1966, Andy Warhol was already a star of the American art scene with an ambiguous reputation for being, in his own words, “deeply superficial.” He was everywhere: in galleries, museums, movie theaters and rock concerts, in magazines and, soon, on tv screens. One surface against another-such was the game that he played day after day, with perfect detachment and incredible energy and resilience. Warhol’s art was hidden behind his public persona. For many on the buzzing New York scene the Factory was just a kind of private club. If its host was solitary, hardly anyone noticed. But with the law of fame ruling so smoothly, how could anyone suspect a secret or even the slightest misunderstanding?

Since the posthumous retrospective put on at the Museum of Modern Art, New York, in 1989, and presented in Paris the following year, Warhol has become a legend. Exhibitions have explored his different facets, his late years have been reassessed, while analyses of his drawings, films, photographs, multiples, books and archives have revealed an endlessly rich body of work to which the recently opened Time Capsules, those troves of the lost past, have added yet another dimension. The myth remains as resonant as ever.

Warhol was an incredibly prolific artist and yet— as if holding it all in was somehow paramount- his work has always been presented as the quintessence of Pop, the mirror of an age of vanity and instability eaten up by showbiz and money, a fascinating and ridiculous time. Pop: as we know so well, such vacuous words can be a vital necessity. Indeed, in a further paradox, the more complex the world becomes, the more necessary they seem. But the reality is that Warhol never attached an iota of weight to this simplistic notion. At best, it was a convenient label for everyday business. Surveying his body of work as it stands today, we will find a thousand ingredients to cloud the picture imposed by those who like their conclusions hasty and their history neat.

With only one or two exceptions, the series produced by Warhol in his twenty-six years of artistic activity bear no relation to the popular image, or to its sublimated “high art” version. And the portraits, although conceptually and numerically the most important of these series, are so unlike anything else done at the time, and so seductive and disconcerting, that they have not received the attention they warrant.

Thirty years ago, the Whitney Museum presented “Andy Warhol, Portraits of the 70s.” Some fifty diptychs were laid out in staggered rows. The exhibition design was surprisingly plain, conveniently abstract. And, whether hostile or laudatory, the critics all stressed the documentary dimension of these commissioned works, as indeed one would have expected them to do: at the time, most of the sitters were still stalwarts of the gossip columns and asking them to get out of the e way of their own image would have required considerable tact. But that was not the only obstacle. For even if Warhol himself had demystified money by insisting that business art was the future of art, the principle of the commission and its translation into dollars posed a basic moral problem for many observers. Yet the trappings of the social comedy are quite absent from these fragile and enduring, seductive and tragic faces cast in shadows, usually repeated in two or more panels that set up a shifting and vertiginous symmetry, as if to more searchingly probe their candid, exposed humanity.

Today, that social dimension no longer screens the art. Many of the models are no more and new gossip has replaced the old. The portraits have left the confines of private space for public exhibition. And while neither the names nor the anecdotes are forgotten (you can recognize Mao, Ethel Scull, Gianni Agnelli, Kay Fortson, Brigitte Bardot, Julia Warhola, Marlon Brando, Debbie Harry, Lenin—Christ and the painter himself, this change means that we can now see them as what they always were: works of art by Andy Warhol.

Time has eroded what once seemed obvious and dissolved prejudices. Larger than life, and beyond history, these faces can be seen in a new light. By painting, with exemplary rigor, those who asked, Andy Warhol portrayed the face of the world and revealed a humanity that, tested by appearance, proves much more uncertain than our everyday mirrors suggest.

This exhibition is the first to show so many of these portraits that Warhol made between 1962 and 1986 in what seems like “a single day.” It shows how the sequence is structured (similarities and variations) in a series of unprecedented scale and ambition. This gallery of faces which bespeak their subjects’sheer incredulousness at existing shifts the center of gravity of Warhol’s oeuvre, from the observer of still life, purveyor of the image as object, to the painter of modern life in this wide world.

2005

Hyperfocal, Cinq artistes de Los Angeles

Là où les apparences conspirent contre la validité de l’image, là où les faux-semblants donnent la mesure des choses et ruinent les évidences, là où l’infini est tangible mais reste imperceptible, là où ne s’offre aucun point de vue dominant, dans Babylone qui fuit son ombre et ignore ses véritables ambitions, s’impose avec plus de netteté qu’ailleurs une autre approche des distances. Selon des points de vue et des méthodes différents, Lisa Lapinski, Brandon Lattu, Michael Queenland, Paul Sietsema et Erika Vogt construisent l’image dans la durée d’un espace imprévisible – c’est en cela que Los Angeles est leur commun paradigme.

Le paysage de la mégalopole, récurrent dans leurs
œuvres, ne l’est pas sous des couleurs locales ou exotiques, mais se déploie à partir d’expériences contradictoires d’un univers fuyant. Ce qui était là devant vous sur Miracle Mile et que vous ne pouviez pas saisir devient immédiatement visible dans la frontalité: où êtes-vous, face au Miracle Mile de Brandon Lattu, sinon dans la vérité intransigeante d’une fiction du regard ? – Les signes deviennent des figures et les figures des récits, les récits des images dans les installations de Lisa Lapinski : le visible prend lieu et racine au risque de la continuité des éléments qui le composent.

Et reviennent des apparitions familières et inconnaissables dans les Polaroids de Michael Queenland: une fenêtre sur l’intérieur d’un dehors, un lézard devenu son propre fossile dans la glu. Vous étiez à l’intérieur d’un décor déserté, vous voilà de l’autre côté, vous voilà séparés de l’existence des choses par le temps suspendu dans les films d’Erika Vogt. Vous êtes enfin dans l’image, dans l’empire même de la vision avec le film de Paul Sietsema: sans point de fuite, comme si les images elles-mêmes se jouaient des lois de l’attraction universelle.

Where appearances conspire against the validity of the image, where sham is the yardstick of things and saps the manifest, where infinity is tangible but still imperceptible, where no overview is on offer, in a Babylon that jumps at its shadow, unaware of its true ambitions, the approach to distances may just be more evident. With their respective viewpoints and methods, Lisa Lapinski, Brandon Lattu, Michael Queenland, Paul Sietsema and Erika Vogt construct their images in the duration of an unpredictable space. It is in this respect that Los Angeles is their common paradigm.

The landscape of the megalopolis features recurrently in their work not as context, local color or exoticism, but as the contradictory experience of an elusive world. What you had before you on Miracle Mile and could not grasp becomes visible now in an almost immediate frontality: where are you, when facing Brandon Lattu’s Miracle Mile, if not in the intransigent truth of the fiction of a gaze? Signs become figures and figures stories, the stories images in Lisa Lapinski’s installations: the visible takes place, puts down roots, jeopardizing the continuity of its constituent elements.

Familiar, unknowable apparitions return in Michael Queenland’s Polaroids: a window onto the interior of an outside, a living lizard becoming its own fossil. You were in a deserted space, now you’re on the other side, separated from the existence of things by the suspended time of Erika Vogt’s films. And in Paul Sietsema’s film you are at last in the image, in the very empire of vision. As if images themselves were flouting the laws of gravity.

1999

La Peinture après l’abstraction, 1955-1975

Villeglé, Hantaï, Hains, Degottex et Barré appartiennent à une même génération, active à partir du milieu des années cinquante, pour laquelle l’épilogue avant-gardiste n’est pas assimilable à un déclin de la pensée picturale. Avec d’autres, ils vont envisager un renouvellement des conditions de l’expérience de la peinture, en reconsidérer les possibilités, sans se contenter de simples réponses à des données et à des problèmes posés ailleurs et autrement. Dans leurs développements, ces œuvres échappent aux schémas historicistes et aux hiérarchies habituellement privilégiés, et demandent à être considérées non pas indépendamment du contexte mais dans une situation qui puisse prendre en compte les écarts à la fois conceptuels et esthétiques qu’elles produisirent.

Villeglé, Hantaï, Hains, Degottex and Barré all belong to the same generation, which was active from the mid-fifties onwards and for which the epilogue of the avant-gardes was not synonymous with the decline of pictorial thought. Alongside other artists, they conceived of a renewal of the conditions of experience of painting, reconsidering its possibilities, refusing to content themselves with simply responding to situations and problems defined elsewhere and in other ways. In their development, their oeuvres eluded the historicist scheme of things and the dominant hierarchies, demanding to be considered not outside their context but in a situation capable of taking into account the simultaneously conceptual and aesthetic deviations which they produced.

1992

Le Lieu de l’œuvre

Les œuvres de Jean Marc Bustamante, Robert Gober, Harald Klingelhöller, Reinhard Mucha, Thomas Schütte et Jan Vercruysse sont apparues au début des années quatre-vingt. On célébrait alors un supposé « retour à la peinture » qui traduisait en fait un repli sur la subjectivité et certaine forme d’expressionnisme. Au-delà des caricatures de la mode, les artistes de cette génération pour lesquels l’art ne se résume pas à quelques dogmes et a priori idéologiques n’ont cultivé ni l’orthodoxie progressiste de l’art dit conceptuel encore largement dominant, pas plus qu’ils n’ont adhéré au culte de la rupture. Ces six artistes partaient un certain nombre d’options et de convictions quant à l’existence de l’œuvre dont l’importance et le caractère général n’ont pas été suffisamment soulignés dans les analyses monographiques. C’est à partir de ces options, qui apparaîtront au fil des pages, que le choix de ces artistes a été déterminé. Et c’est le souci d’articuler des propositions hors des lectures historicistes de l’art contemporain qui a motivé leur regroupement ici.

Leurs œuvres, cependant, ont beaucoup plus de différences profondes entre elles que de points communs. On peut éventuellement considérer que certaines, issues de contextes spécifiques et ne partageant ni les mêmes attendus ni les mêmes ambitions, sont séparées par des distances infranchissables, et choisir de les maintenir en l’état. Pourtant ces distances ne sont ni indifférentes ni définitives. Il n’est pas question pour autant de chercher à les combler, d’y intégrer des contenus qui n’appartiendraient à personne, ou encore de dresser le tableau d’un Zeitgeist en alignant des mots d’ordre, mais d’interroger leur complexité et d’affronter les contradictions que leur tracé ne manquera pas de susciter. Il s’agit aussi d’élucider notre rapport à cet ensemble d’œuvres.

Les points communs qui les unissent ne valent que s’ils rendent concrètes et effectives les différences au sein d’une perspective critique. C’est dans cette limite qui s’établit d’elle-même que l’on mettra l’accent sur les traits qui rendent les œuvres comparables. Comparaison n’est ni raison ni fin. Mais c’est une étape essentielle si elle devient l’instrument d’une méfiance envers les apparences comme envers les modalités d’aperception d’une œuvre.

Works by Jean Marc Bustamante, Robert Gober, Harald Klingelhöller, Reinhard Mucha, Thomas Schütte and Jan Vercruysse appeared in the early 1980s. At the time, a supposed « return to painting » was being celebrated, which in fact reflected a retreat into subjectivity and a certain form of expressionism. Beyond the caricatures of fashion, the artists of this generation, for whom art cannot be reduced to a few dogmas and ideological a priori, neither cultivated the progressive orthodoxy of the still largely dominant so-called conceptual art, nor adhered to the cult of rupture. These six artists shared a number of options and convictions regarding the existence of the work, the importance and general nature of which have not been sufficiently emphasized in monographic analyses. It is on the basis of these options, which will become apparent as the pages progress, that the choice of these artists has been determined. And it is the concern to articulate proposals outside historicist readings of contemporary art that has motivated their grouping together here.

Their works, however, have far more profound differences than commonalities. We might even consider that some of them, stemming from specific contexts and sharing neither the same expectations nor the same ambitions, are separated by insurmountable distances, and choose to keep them as they are. Yet these distances are neither indifferent nor definitive. It’s not a question of trying to fill them in, of integrating content that doesn’t belong to anyone, or of drawing up a Zeitgeist by lining up watchwords, but of questioning their complexity and confronting the contradictions that their delineation will inevitably give rise to. It’s also a question of elucidating our relationship with this body of work.

The commonalities that unite them are only valid if they make the differences concrete and effective within a critical perspective. It is within this self-establishing limit that we will focus on the features that make the works comparable. Comparison is neither reason nor end. But it is an essential step if it is to become the instrument of a mistrust of appearances and of the ways in which a work is perceived.

1985

Mario Schifano

L’œuvre de Mario Schifano s’offre dans la profuse diversité de ses aspects, qu’on pourrait ne croire liés que par certaine vivacité et certaine générosité par lesquelles on la caractérise habituellement. Qualités qui, certainement, ne suffisent pas à classer cette peinture dans l’un ou l’autre des mouvements qui auront marqué les trente dernières années, et qui échouent encore à déterminer un style. En même temps, l’évidence de ces qualités masque une cohérence qui ne s’est jamais démentie en plus de vingt-cinq ans d’activité, et qui implique vis-à-vis de la peinture, en général et en particulier, d’autres égards que le simple ajustement des accidents à une essence arbitrairement définie.

L’invention de l’abstraction s’est accompagnée d’une multiplication des expériences dans les œuvres, qui modifie l’idée de la peinture comme les modalités de son actualisation. Du même coup, la diffusion du corps de références et de lectures de l’histoire s’est transformée ; en l’occurrence, il serait désuet d’envisager une généalogie de l’œuvre de Schifano, qui serait un répertoire d’indices de provenances et d’influences. Il s’agit de rechercher l’origine de l’œuvre dans l’œuvre elle-même. Provenance et origine s’opposent dans le sens où la première régit tout développement par contraintes, quand la seconde naît et se transforme à même son objet. La provenance est transcendantale et programmatique, l’origine est immanente et pragmatique, elle est non pas le futur mais un futur, qui n’est ni promesse ni fin, mais le lieu même du virtuel.

Mario Schifano’s work is revealed in all the profuse diversity of its aspects that one might think have only in common a certain vivacity and generosity – indeed, these are the characteristics generally used do define it. These properties certainly do not suffice to classify this painting in one or other of the formative movements of the last three decades and they fail to determine a style. At the same time, their obviousness masks a coherency that has remained constant through twenty-five years of activity and which implies more regards for painting in general and in particular than the mere adjustment of accidents to an arbitrarily defined essence.

The invention of abstraction went hand in hand with a multiplication of experiments in the works which modified the idea of painting as much as the modalities of its actualization. The diffusion of the corpus of references and historical readings has thereby been transformed: indeed, it would be obsolete to envisage a genealogy of Schifano’s work that would be no more than an inventory of clues as to sources and influences. Rather, the origin of the work must be sought in the work itself. Source and origin are opposed to the extent that the former governs evolution as bound by constraints, whereas the latter is born and transformed upon its very object. The source is transcendental and programmatic, the origin immanent and pragmatic, it is not the future, but a future which is neither promise nor end, but the very place of the virtual.